« Je vous accueille sans jugement » est une phrase que l’on observe fréquemment dans les annonces des thérapeutes. Que peut bien signifier cette phrase et quelle en est sa portée ?
Dans nos interactions avec les autres, nous sommes fréquemment conduits à formuler des affirmations du type : « tu es courageux (se) », « tu es paresseux (se) », « tu es susceptible », « tu es beau/belle ». Même si nous considérons que notre affirmation est positive, elle n’en demeure pas moins un jugement. En clair, l’appréciation que je formule découle de critères conditionnés par mon vécu, mon éducation, mes croyances, ma culture et la morale.
Que le jugement soit positif ou négatif, il n’en reste pas moins un jugement, c’est-à-dire une étiquette que nous collons à l’autre sans prendre en compte la manière dont celui-ci (ou celle-ci) recevra ce compliment ou cette critique. Pour éviter cet écueil, on peut par exemple parler à la première personne en disant : « je te trouve courageux ». Ainsi, je n’implique que ma propre perception.
Néanmoins, ne pas juger reste un exercice difficile. Je vous l’illustre à travers une expérience personnelle. C’était il y a plus de quinze ans. Une thérapeute que je voyais à l’époque me demanda de pratiquer entre deux séances l’exercice suivant : « Asseyez-vous à une terrasse de café, regardez autour de vous les gens qui passent, et tentez de ne porter aucun jugement ».
Maintenant, à votre tour, tentez l’expérience pour mesurer sa difficulté ! De mon côté, il m’a été impossible de regarder les passants sans qu’une petit voix dans ma tête juge l’un ou l’autre. L’apparence, les vêtements portés, la démarche sont autant d’éléments qui déclenchent de manière quasi immédiate un jugement du type : il/elle a l’air fatigué, il/elle est mal habillée, il/elle doit avoir de bons revenus etc. Cet exercice met en lumière notre manière de juger, d’étiqueter et de mettre, de manière quasi systématique, chaque individu dans une case. En mettant de la conscience durant l’exercice, nous nous permettons d’éclairer cette part de nous-mêmes.
La posture du gestalt-thérapeute se veut sans jugement et sans interprétation. Cette posture est nommée « épochè », ce qui signifie « suspension du savoir ou du jugement ». Un terme provenant des Grecs et repris par le philosophe autrichien Edmund HUSSERL (1859-1938), père de la phénoménologie. La phénoménologie est une philosophie qui écarte toute interprétation abstraite pour se limiter à la description et à l’analyse des seuls phénomènes perçus.
En quoi cette posture est-elle utile pour le thérapeute ?
Elle nous met à l’abri du jugement et de l’interprétation.
Illustrons-la à travers un exemple très simple : imaginons une personne qui, durant une séance de thérapie, se met à pleurer. Mon « savoir » m’indique que pleurer est souvent un signe de tristesse. Cette interprétation est limitante car derrière des larmes peuvent se cacher de multiples émotions : la colère, le soulagement, l’inquiétude, la fatigue, …
La posture »épochè » en thérapie consiste à seulement observer le phénomène et le décrire. Dans ce cas précis, le phénomène que j’observe sont des larmes qui coulent. Je peux donc dire à l’autre : « Je vois des larmes couler ». En prononçant ces mots, je laisse toute la liberté à l’autre d’exprimer ce qui se cache derrière ses larmes. Dans ce cas précis, je me suis abstenu de tout jugement ou interprétation.
Pour accéder au monde de l’autre, je dois suspendre mon propre monde de représentations dans lequel se cachent mes certitudes, mes vérités, mes croyances etc. Suspendre mon savoir, c’est m’offrir la possibilité d’accéder à l’autre pour tenter de comprendre ce qu’il vit ou ressent, hors du prisme de ma propre pensée.
Cette posture est très utile en thérapie, mais s’avère aussi bénéfique dans la vie de tous les jours. À chaque fois que nous portons un jugement, nous ne mesurons pas l’impact qu’il peut avoir. En apportant une conscience pleine et entière à nos actions, nous ouvrons la porte à une compréhension plus profonde de nous-mêmes.
Evitons de porter des jugements hâtifs pouvant être erronés ou blessants et de cette manière, pacifions nos relations.
BLAIZE Jacques (2001), Ne plus savoir – Phénoménologie et éthique de la psychothérapie, L’Exprimerie, Bordeaux, 5ème édition, 2019, 225 p.
ROBINE Jean-Marie (2004), S’apparaître à l’occasion d’un autre, L’Exprimerie, Bordeaux, 4ème édition, 2018, 252 p.