En tant que thérapeute, je suis souvent confronté à une question essentielle : comment m’approcher au plus près de l’expérience de mon patient, sans la déformer par mes propres filtres ou jugements ? La phénoménologie, centrale en Gestalt-thérapie, m’aide à accueillir ce vécu avec une ouverture totale. Dans cet article, je vous propose de découvrir cette approche, ses origines, et en quoi elle enrichit la compréhension et l’accompagnement de l’autre.
Mais qu’est-ce que la phénoménologie ? L’étymologie du mot vient du grec et se traduit par « ce qui apparaît ». Ce courant philosophique, fondé par Edmund Husserl (1859-1938), a pris son essor au début du XXe siècle. Des penseurs comme Heidegger, Sartre ou Merleau-Ponty ont ensuite enrichi ses concepts.
La phénoménologie est une philosophie qui écarte toute interprétation abstraite pour se limiter à la description et à l’analyse des seuls « phénomènes » observés – donc ce qui apparaît. L’objectif pour Husserl était d’atteindre une vérité pure de « l’objet », terme qui désigne tout ce vers quoi la conscience se dirige : une personne, une idée, une émotion, un souvenir, ou même un concept abstrait.
Mais comment appliquer cette démarche en thérapie ? L’expérience de l’autre est unique, et il nous est impossible de ressentir ce qu’une autre personne vit. C’est là que la phénoménologie prend tout son sens : elle nous invite à observer et décrire l’expérience sans préjugés ni interprétations, pour s’approcher au plus près de ce que vit le patient.
Deux concepts clés structurent cette approche : l’intentionnalité et l’épochè.
L’intentionnalité :
En phénoménologie, il est admis que la conscience est toujours orientée vers quelque chose, elle est toujours tournée vers un « objet » (tel qu’il est défini plus haut). En effet, la conscience est un processus et le résultat d’une relation. Elle n’existe pas en elle-même. Elle est intersubjective, elle n’existe qu’en relation avec le monde. Qui dit conscience dit conscience de quelque chose.
L’intentionnalité est donc la manière propre à chacun dont notre conscience perçoit l’« objet ».
La construction de l’intentionnalité est inconsciente et est modelée par notre culture, notre éducation, et nos habitudes de pensée. On pourrait dire que c’est notre manière personnelle de donner du sens au monde autour de nous. Ainsi, l’intentionnalité agit comme un prisme qui colore notre perception de la réalité.
Dès l’enfance, nous sommes inconsciemment « orientés » vers certains types d’expériences ou de sensations. Par exemple, une personne qui a grandi dans un environnement chaleureux aura peut-être une intentionnalité plus portée vers la recherche de relations harmonieuses.
À l’inverse, une enfance dans un environnement toxique ou maltraitant risque parfois de générer une intentionnalité orientée vers ce type d’environnement. C’est ainsi que certaines personnes se retrouvent de manière récurrente -et souvent inconsciemment- dans des situations toxiques ou maltraitantes.
Ainsi, chacun vit une expérience différente au contact d’un « objet », qu’il soit matériel, physique ou abstrait, et l’orientation de notre conscience se façonne au fil de notre histoire.
Prenons un exemple concret : un patient exprime une forte angoisse à l’idée de parler en public, alors que, de mon côté, je trouve cet exercice stimulant et agréable. Si je minimise son angoisse en me basant sur mon propre ressenti, je risque de passer à côté de son expérience, de la juger ou de l’interpréter à travers mon propre prisme. Le patient pourrait alors se sentir incompris et non soutenu dans son vécu.
Cet exemple illustre bien l’importance, pour le thérapeute conscient du rôle de l’intentionnalité, d’ajuster sa posture en prenant en compte l’unicité de l’expérience du patient. Cette vigilance est essentielle pour offrir un espace d’écoute ouvert et attentif.
Epochè :
L’épochè est une posture de « mise en suspens » volontaire de nos jugements et nos croyances habituels pour percevoir l’expérience plus directement, en mettant entre parenthèses ce que nous pensons savoir sur le monde. C’est un peu comme appuyer sur le bouton « pause » de nos filtres et interprétations, de manière à laisser émerger la réalité telle qu’elle se présente, sans l’influence immédiate de nos présupposés.
L’épochè n’est pas un renoncement à nos connaissances ou à nos croyances, mais plutôt un choix conscient de ne pas les appliquer pendant un moment. Par exemple, si j’observe un arbre en pratiquant l’épochè, je vais suspendre un temps mon savoir sur les sciences naturelles, mes associations personnelles ou culturelles avec les arbres, pour essayer de saisir l’arbre tel qu’il apparaît, dans sa simple présence.
En séance, la posture épochè permet de nous prémunir des jugements hâtifs que nous pourrions porter sur l’expérience du patient. Elle nous invite à être curieux de ce que le patient vit. Nous lui offrons toute la liberté et toute la place de se déployer en sécurité. En effet, la peur d’être jugé(e) ou étiqueté(e) créent de l’insécurité et provoquent souvent une rétention d’informations précieuses sur l’expérience vécue.
Pour résumer, l’intentionnalité et l’épochè sont deux concepts clés de la phénoménologie. L’intentionnalité nous rappelle que notre conscience est toujours orientée vers un « objet », influencée par notre histoire personnelle, notre culture et nos habitudes de pensée. L’épochè, quant à elle, propose de suspendre nos jugements et interprétations habituels pour accueillir l’expérience de l’autre telle qu’elle se manifeste. Ensemble, ces notions invitent à une posture d’ouverture, de curiosité et de neutralité, essentielles dans l’approche phénoménologique en thérapie.
Phénoménologie et thérapie :
Dans un cabinet de thérapie, la posture phénoménologique (analyse des seuls phénomènes observés), va permettre au patient de se déployer librement sans crainte d’être jugé ou étiqueté.
Qu’est-ce que décrire un « phénomène » et en quoi cela va-t-il aider le patient à se déployer ?
Rappelons une chose importante : je n’ai pas accès à l’expérience de l’autre, cette expérience étant unique et singulière. En clair je ne peux ressentir à la place d’une autre personne.
La posture phénoménologique permet au thérapeute de s’approcher au plus près de l’expérience de l’autre par l’observation et la description d’un geste, une parole, un mouvement ou de leur association.
Voici quelques exemples :
Imaginons un patient qui me dit : « Je me sens bizarre aujourd’hui. » Dans mon univers d’interprétation, je vais instinctivement associer le mot bizarre au sens que je lui attribue habituellement. Par exemple, lorsque je dis « Je me sens bizarre », c’est souvent pour exprimer que je ne vais pas bien. Si je ne prends pas le temps d’interroger cette personne sur ce qu’elle entend par bizarre, je risque de tomber dans le piège de l’interprétation : « Elle vient de me dire qu’elle ne va pas bien ! » alors qu’il s’agit seulement de ma propre projection.
Décrire le phénomène, c’est chercher à comprendre le sens que cette personne attribue au mot bizarre. En posant des questions, j’accède à son expérience subjective de ce sentiment. Je pourrais alors découvrir que pour elle, bizarre désigne un mélange de joie et de tristesse, de confusion, ou toute autre nuance qu’elle pourra m’expliquer à travers son propre vécu
Ce qui est valable dans un cabinet de thérapie est valable dans la vie courante. Restons curieux de ce que l’autre essaie de nous dire et interprétons moins.
Prenons maintenant l’exemple d’un geste que j’observe. Mon patient est assis dans le fauteuil et ses mains sont serrées sur les accoudoirs. Mon premier réflexe serait de lui dire « vous êtes tendu ? ». En disant cela, j’induis quelque chose et je n’offre pas la possibilité à l’autre de m’expliquer ce qui se passe pour lui.
En pratiquant la « réduction phénoménologique », c’est-à-dire en me concentrant uniquement sur l’observation des faits, sans les surcharger d’interprétations, je me limite à ce constat formulé auprès du patient : « je vois vos mains serrées contre l’accoudoir, que se passe-t-il pour vous ? ». À ces mots, le patient pourra librement m’expliquer, en mettant de la conscience sur son geste, ce qu’il signifie pour lui.
Ces observations phénoménologiques sont à utiliser avec subtilité et discernement car elles peuvent décontenancer le patient – avant de l’éclairer.
Par conséquent, l’observation phénoménologique en thérapie est utile pour accéder à l’expérience de l’autre, mais elle doit être utilisée avec tact et subtilité pour ne pas confronter le patient à un sentiment qui pourrait s’associer à de la honte et qui le couperait de l’expérience vécue et du thérapeute.
Conclusion :
La posture phénoménologique en thérapie offre un cadre sécurisant au patient, où la co-construction devient possible. Cette co-construction, c’est la rencontre de deux « je » formant un « nous », un espace partagé où le lien thérapeutique peut se tisser avec soin et attention. En suspendant les jugements et en accueillant pleinement l’expérience de l’autre, le thérapeute invite son patient à explorer son vécu sous un nouvel éclairage, à une distance juste qui favorise l’émergence de la conscience. Ce processus permet au thérapeute de mieux comprendre le monde intérieur du patient. Il permet à celui-ci de mieux se connaître et de mettre plus de conscience sur ses interactions avec le monde.
Au-delà du cabinet, cette approche peut profondément enrichir nos relations quotidiennes. En cultivant l’écoute active et la curiosité, nous sommes invités à respecter la singularité de l’autre et à nous détourner de nos interprétations hâtives. Ce faisant, nous contribuons à créer des liens plus authentiques, empreints de sens et de respect, tant dans la sphère personnelle que professionnelle. L’invitation à voir l’autre dans sa pleine individualité et à accueillir ses perceptions sans filtres ouvre la voie à des échanges plus profonds et plus humains.