Cabinet de Gestalt Thérapie

Olivier Cordier

« Je ne suis pas responsable de ce que l’on a fait de moi, mais je suis responsable de ce que je fais de ce que l’on a fait de moi »
Jean-Paul SARTRE

« L’enfer, c’est les autres » : comment cette phrase emblématique de Jean-Paul Sartre (1905-1980) éclaire-t-elle le concept de projection en psychologie ? À travers le prisme de la Gestalt-thérapie, explorons ensemble cette dynamique complexe.

Après avoir replacé la phrase de Jean Paul Sartre dans son contexte initial et donné une définition de la projection, j’illustrerai les différentes formes de projections au travers d’exemples. J’expliquerai comment elles se manifestent, quels sont leurs impacts et comment les identifier. J’aborderai enfin le rôle du thérapeute en tant que surface de projection pour ses patients.

« L’enfer c’est les autres » et Jean Paul Sartre :

Cette citation provient de la pièce « Huis clos », publiée en 1944. Elle est souvent mal interprétée.

Dans Huis clos, trois personnages se retrouvent enfermés dans une pièce après leur mort, condamnés à vivre ensemble pour l’éternité. À travers leurs interactions, Sartre illustre comment les autres jouent un rôle crucial dans notre perception de nous-mêmes.

Le sens réel de cette phrase repose sur plusieurs points : le regard des autres, le jugement, la liberté, et l’autonomie. L’enfer ne réside donc pas dans les autres, mais dans les projections que nous plaçons sur eux, tout comme celles qu’ils renvoient sur nous, rendant parfois la vie « infernale ».

Qu’est-ce qu’une projection ?

Nous avons tous un monde de représentation unique et singulier, façonné par nos expériences, notre culture, nos croyances, nos blessures, nos succès, etc. Nous transposons (nous projetons) inconsciemment autour de nous ce monde intérieur et notre vision de la réalité. Tout le monde, sans exception, projette. Le regard ou le jugement que l’autre porte sur moi façonne mon identité et contraint ma liberté. Soumis à ces jugements, je tente de me conformer plutôt que d’être pleinement moi-même. Ce regard de l’autre, tout comme le mien sur lui, sont des projections

Une projection, c’est attribuer à l’autre ce qui m’appartient. Exemple : Un bourreau de travail aura tendance à juger sévèrement ceux qui ne semblent pas se dévouer autant que lui. En projetant sur eux sa propre conception du travail acharné, il lui devient difficile d’imaginer une autre forme d’engagement dans le travail que la sienne. Cela illustre comment la projection consiste à transférer sur autrui nos propres attentes et comportements, souvent de manière inconsciente.

Les projections saines :

L’artiste (comme l’écrivain ou le peintre, par exemple) projette son monde sur un support (livre ou tableau). On admet que ces projections sont « saines ».

Pour illustrer ce propos je vous invite, par exemple, à regarder les œuvres du peintre Edward HOPPER. Le silence et la solitude transparaissent de manière assez évidente. Si nous nous intéressons de plus près à cet artiste, nous apprendrons qu’il était sourd. Ses peintures nous plongent ainsi dans une partie de son univers intérieur, où le silence et la solitude dominent, sans aucun doute influencés par sa surdité.

Chaque artiste déploie une partie de lui dans son œuvre. L’art est donc un moyen de projeter son monde, non pas sur l’autre mais sur un support.

Les projections saines incluent également des qualités telle que l’empathie en délivrant à l’autre une part bienveillante de nous-même.

Créativité, bienveillance, et empathie peuvent donc être rangées dans la catégorie des projections saines.

Les projections courantes :

Dans un couple, par exemple, il est fréquent que l’un ou l’autre projette sur sa compagne ou son compagnon la figure maternelle ou paternelle. « Je ne suis pas ta mère ! » est une phrase souvent entendue et qui en dit long sur la façon dont les projections œuvrent tout au long de notre vie.

Le parent qui exerce une pression sur son enfant pour qu’il réussisse dans la vie projette souvent sa propre insécurité liée à la réussite sociale. De même, un parent qui a rêvé de devenir un grand musicien peut contraindre son enfant à pratiquer un instrument, nourrissant ainsi ses propres aspirations.

Dans les relations amoureuses, une personne s’étant sentie trahie dans une relation passée pourra projeter sa peur sur son nouveau partenaire, et craindre son infidélité, sans aucune raison objective.

On constatera, à travers ces exemples, que les jugements et le regard portés sur les autres sont bien des projections. « L’enfer c’est les autres », est l’illustration de ce jeu de projections qui se manifeste dans nos existences.

Les projections pathologiques :

La paranoïa aiguë est une forme de projection pathologique, où la personne voit le monde comme un vaste champ de mines et avance avec une constante méfiance. Son monde intérieur insécure, lié à des évènements passés, fait de lui une personne méfiante. Persuadé que le monde lui veut du mal, il sera en permanence sur ses gardes et souvent agressif. Il projette sa propre peur sur le monde.

Dans sa forme atténuée la paranoïa reste un mécanisme de projections de nos peurs.

Au terme de cette présentation nous constatons que la palette des projections est très large.

Elle peut être aussi l’expression de nos propres interdits : ainsi, dans le domaine de la sexualité, une personne qui réprime ses propres désirs sexuels, en raison de normes morales ou religieuses, pourra reprocher à d’autres, par le jeu des projections, d’avoir des comportements immoraux ou provocateurs, simplement parce qu’ils incarnent cet interdit à ses yeux.

Les projections en thérapie :

En séance, le thérapeute devient inévitablement une surface de projection pour le patient.

Ce dernier, de manière inconsciente, attribue au thérapeute des rôles divers, tels que celui du père ou de la mère, du partenaire, du bourreau ou du sauveur. Ces projections sont des figures issues du présent, du passé et de la vie émotionnelle du patient qu’il faut identifier et travailler.

Le thérapeute, conscient des rôles que le patient lui fait jouer, devient ainsi un miroir des projections, permettant d’explorer et de comprendre les dynamiques sous-jacentes à ces relations.

Le thérapeute identifiera également, à travers le récit du patient, les projections présentes dans sa vie quotidienne. Il l’amènera à prendre conscience de la manière dont il projette sa propre vision du monde sur les autres, et l’aidera ainsi à s’ajuster dans chaque situation, afin d’éviter la frustration, le décalage ou les conflits. En développant cette conscience, le patient pourra créer des relations plus harmonieuses.

Pour terminer, on pourrait dire que la pièce « Huis clos » n’a pas été jouée sous le feu des projecteurs, mais bien sous le feu des projections. Comprendre le mécanisme des projections nous permet de ne pas imposer notre propre vision du monde à autrui, ouvrant ainsi la voie à davantage d’autonomie et de liberté pour chacun.

Dans l’éducation, les relations sentimentales, amicales ou professionnelles, les projections sont omniprésentes. Si vous appuyez sur « pause » un instant pour observer comment vous projetez sur votre enfant, votre partenaire, vos amis ou vos collègues, et comment ils projettent sur vous, vous pourrez admirer l’enchevêtrement de tous ces mondes singuliers. En prenant conscience de ces projections, vous serez moins enclin à imposer votre vision aux autres et vous vous sentirez plus libre, tout en étant moins souvent blessé par leurs comportements.

SARTRE Jean-Paul (2019), Huis clos : Pièce en un acte, Poche, 26 septembre 2019

MASQUELIER-SAVATIER Chantal (2015), Comprendre et pratiquer la Gestalt-thérapie, InterEditions, Malakoff, 3ème Edition, 2020.