Un peu d’histoire…
Voici longtemps qu’on observe les ravages invisibles du psycho-traumatisme. Bien avant que les manuels de psychiatrie ne lui donnent un nom, on pouvait constater que des hommes ayant frôlé la mort restaient durablement figés, hagards, perdus. On racontait, pendant les guerres napoléoniennes, l’histoire de soldats pétrifiés après qu’un boulet de canon les avait manqués de peu. Ils étaient vivants, mais comme soufflés de l’intérieur. Les médecins de l’époque parlaient alors du « syndrome du vent du boulet ». Une image forte pour désigner un phénomène encore mal compris : celle d’un corps qui survit, mais d’un esprit qui vacille.
Au cours du XIXe siècle, certains médecins et psychologues commencent à mettre des mots sur ces maux. Le neurologue Hermann Oppenheim évoque une « névrose traumatique », tandis que le psychologue et philosophe Pierre Janet, de son côté, s’intéresse à ces souvenirs qui ne passent pas. Il parle de dissociation, ce phénomène étrange où le vécu reste à la surface, comme non digéré, empêchant l’histoire personnelle de se dérouler normalement. Ce que nous appelons aujourd’hui un trauma enkysté, Janet le voyait déjà poindre, sans que la société ne sache encore qu’en faire.
Puis viennent les grandes guerres du XXe siècle. Le vacarme des tranchées, le sang, l’horreur, et les hommes qui reviennent « cassés », mutiques, parfois inadaptés à la vie civile. On parle alors de « choc de guerre » ou de « névrose de guerre », mais ces termes sont souvent utilisés pour cacher l’inconfort qu’ils provoquent auprès des autorités militaires. Les souffrances des soldats dérangent ; on les tait, on renvoie les soldats à leur silence.
Il faudra attendre les années 70 pour qu’un basculement s’opère. D’un côté, les vétérans du Vietnam racontent leur cauchemar éveillé. De l’autre, les mouvements féministes dénoncent les ravages psychiques des violences sexuelles. Ce croisement inattendu donne de la force à la reconnaissance du trauma. Des figures comme les psychiatres Judith Herman ou Bessel van der Kolk ouvrent la voie : enfin, on écoute les survivants. Enfin, on cherche à comprendre.
En 1980, le TSPT (Trouble de stress post-traumatique) ou PTSD (en anglais) entre officiellement dans le DSM-III (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et des troubles psychiatriques). C’est un tournant : le traumatisme n’est plus un vague trouble de l’âme ou une faiblesse passagère. C’est un phénomène reconnu, étudié, avec des protocoles d’accompagnement qui commencent à se structurer.
Enfin, avec les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, puis ceux de 2015 en France il se confirme qu’un événement peut déchirer le tissu psychique des victimes directes et collatérales. L’idée qu’on puisse être traumatisé sans blessure physique devient une évidence. Le besoin d’un accompagnement spécialisé s’impose comme une urgence.
Quand le passé ne passe pas
Un traumatisme, ce n’est pas seulement un souvenir douloureux. C’est un événement qui reste bloqué et qui continue à s’imposer dans le présent. Ce qui aurait dû être derrière soi revient sans prévenir : images, sensations, émotions. Comme si l’histoire refusait de se terminer.
Le choc : quand tout bascule
Tout commence par une rupture brutale : un accident, une agression, un attentat… Parfois on en est la victime, parfois on le vit par procuration, comme c’est souvent le cas pour les soignants ou les secouristes.
Face à l’impensable, le corps prend les commandes. Avant même qu’on puisse réfléchir, il réagit : il fuit, il se fige, il se coupe. Ce sont des réflexes de survie profondément inscrits en nous. Ils ne demandent pas notre accord, ils surgissent pour protéger.
Sous le choc, le cerveau fonctionne autrement. Les zones qui traitent la mémoire se déconnectent. L’événement ne s’inscrit pas comme un souvenir « normal », il reste figé, brut, sensoriel. Plus tard, une odeur, un bruit, une image suffisent à le faire resurgir, comme si tout recommençait.
Tenir debout : les ajustements créateurs
Puis viennent les symptômes. Les cauchemars, les flash-back, l’hypervigilance. Ou, à l’inverse, une sorte d’anesthésie : plus d’émotions, plus de goût à rien. Souvent, c’est le corps qui parle en premier : tensions, souffle court, sursauts au moindre bruit. Les émotions, elles, déferlent ou disparaissent d’un coup. Les mots eux-mêmes deviennent difficiles à trouver.
Alors, la personne invente des façons de survivre. Elle évite certains lieux, certaines conversations, elle contourne tout ce qui pourrait réveiller la douleur. En Gestalt-thérapie, on appelle cela un ajustement créateur : une tentative ingénieuse de garder l’équilibre, malgré l’instabilité intérieure. Ces stratégies sont vitales sur le moment. Elles permettent de continuer à avancer.
Quand la protection devient prison
Le problème, c’est quand ces réactions ne s’éteignent pas. Quand l’alerte intérieure reste bloquée sur « danger ». Quand la guerre est finie dehors, mais continue dedans.
Ce qui a sauvé un jour finit alors par enfermer :
- Se couper de la douleur, c’est aussi se couper du plaisir.
- Se méfier de tout, c’est vivre épuisé.
- Rester figé, c’est cesser de vivre pleinement.
Avec le temps, surgissent la culpabilité, la honte, la colère, ou un vide intérieur difficile à décrire. Certains se sentent détachés du monde, comme derrière une vitre. D’autres restent sur le qui-vive, incapables de se reposer, irritables, fatigués.
Ces réactions ne sont pas des « faiblesses ». Elles témoignent de la violence de ce qui a été traversé. Elles méritent d’abord d’être comprises et accueillies avant de pouvoir être transformées.
Aujourd’hui, on estime qu’environ 4 % de la population mondiale a souffert de TSPT (trouble de stress post-traumatique). Les femmes sont davantage touchées, notamment à cause des violences sexuelles (statistiquement les femmes sont beaucoup plus touchées par les violences sexuelles que les hommes, je le rappelle !). La bonne nouvelle, c’est qu’on peut s’en remettre. Cela prend du temps et suppose d’être entendu et bien accompagné.
Accompagner le trauma en Gestalt-thérapie : une clinique du lien vivant
Face au traumatisme, la Gestalt-thérapie propose une approche sensible, incarnée, et résolument relationnelle. Là où certaines méthodes privilégient l’accès direct aux souvenirs traumatiques (comme l’EMDR) ou la décharge corporelle du stress (comme la Somatic Experiencing), la Gestalt choisit d’accueillir l’expérience là où elle se donne : dans l’instant, dans la relation, dans ce qui surgit… ou ne surgit pas.
L’accompagnement ne se centre pas sur la recherche du trauma « originel », mais sur ce qui, aujourd’hui encore, se rejoue dans le lien à soi, à l’autre, au monde. L’événement n’est pas nécessairement raconté. Il peut être ressenti, esquissé, contourné, approché avec prudence, au rythme du patient. Car en Gestalt, ce n’est pas tant le contenu du souvenir qui est central que la manière dont il entre — ou non — en contact avec la conscience et le corps.
Le thérapeute travaille au seuil du figement, là où le vécu reste coincé. Il soutient la personne dans l’exploration de ses ajustements créateurs, ces stratégies mises en place pour survivre, mais qui finissent par enfermer. Le silence, la coupure, le contrôle, la confusion : tout est entendu comme une tentative d’adaptation intelligente, même si elle devient souffrance dans le présent.
Dans ce cadre, le corps est une source précieuse d’enseignements : respiration, tensions, micro-mouvements, sensations diffuses sont autant d’indices précieux pour approcher le trauma sans le brusquer. En parallèle des manifestations corporelles, l’attention portée aux interruptions de contact1, aux phénomènes de dissociation ou de dérobade, permet de travailler sur le trauma en toute sécurité sans risque de retraumatiser la personne.
La Gestalt rejoint aussi des apports des neurosciences, comme la fenêtre de tolérance (Daniel Siegel), la théorie polyvagale2 (Stephen Porges) ou le concept de « mémoire traumatique » (Muriel Salmona).
Les avancées en neurosciences viennent éclairer ce chemin : elles aident à mieux comprendre comment le traumatisme s’inscrit dans le corps et le cerveau, et pourquoi certaines réactions de protection persistent. Ces apports enrichissent la pratique sans remplacer l’essentiel de la thérapie : une rencontre humaine, sensible et sécurisante.
En conclusion, le trauma psychique poursuit son chemin vers une reconnaissance pleine et entière, avec de nombreux accompagnements possibles. Comprendre ses mécanismes est déjà un premier pas pour en atténuer les effets. La Gestalt-thérapie, comme d’autres approches spécifiques et complémentaires, peut offrir un soutien précieux. Se faire aider, c’est donner une chance de transformer un enfer intérieur en un espace plus paisible. Et même si le chemin peut sembler long ou difficile, il se parcourt pas à pas, accompagné.
1 Voir l’article « Le cycle du contact en Gestalt-thérapie : une clé pour mieux se comprendre »
2 Voir l’article « La théorie polyvagale, un voyage au cœur de notre système nerveux. Nous sommes un « radar » à danger, que se passe-t-il quand ce radar est déréglé ? »
