Ce détournement de la célèbre phrase cartésienne n’est pas anodin. René Descartes (philosophe français, 1596-1650) est arrivé, en doutant de tout, à une conclusion qu’il définit comme une vérité absolue : « je pense donc je suis ». Force est de constater que l’être humain pense — il pense beaucoup, parfois même trop.
Dans cette activité mentale incessante, il analyse, décortique et oublie peu à peu qu’il a un corps. Ce corps est pourtant essentiel pour exprimer les émotions, les ressentis et l’intuition. Mais dans une société axée sur l’intellect, nous perdons souvent la capacité à écouter ce que le corps essaie de nous dire, à travers des signaux subtils que nous ne savons plus déchiffrer.
Fritz Perls, le fondateur de la Gestalt-thérapie, suggérait de moins penser et de plus ressentir. C’est pourquoi la Gestalt-thérapie intègre une approche psychocorporelle, encourageant à prendre conscience du corps dans l’ici et maintenant pour se reconnecter à ses ressentis et émotions.
En séance, mon constat est sans appel : beaucoup de patients ne ressentent plus, ils pensent. Derrière cette volonté constante de penser se cachent de nombreux mécanismes de défense et des croyances limitantes. Ces mécanismes, loin d’être anodins, nous empêchent parfois de ressentir pleinement.
Je précise que le fait de penser n’est évidemment pas blâmable en soi.
Explorons plus en profondeur comment ces croyances limitantes et ces mécanismes de défense restreignent l’accès à nos ressentis corporels.
Nous verrons ensuite quel peut être l’impact de ces ressentis réprimés (burn-out, addictions).
Et enfin, je conclurai sur l’importance d’intégrer une approche psychocorporelle en thérapie, notamment en Gestalt-thérapie, pour aider à se reconnecter avec son corps et ses émotions de manière à mieux identifier ses besoins.
Les fausses croyances ou les introjects
Les introjects, en Gestalt-thérapie, sont des croyances que nous avons intégrées sans en examiner la validité (souvent dans l’enfance). Ces croyances, entendues comme des injonctions répétées, conditionnent notre manière de vivre. Elles résonnent comme des « vérités » indiscutables et limitent l’accès aux sensations et aux émotions.
Par exemple, des phrases comme « Il faut être fort » ou « Un homme ne pleure pas » influencent notre rapport aux émotions en nous incitant à les ignorer ou à les réprimer. Ces introjects proviennent aussi de notre environnement social et culturel. Dans une société qui valorise la performance et le contrôle, laisser la place à ses ressentis et ses émotions peut être perçu comme une faiblesse.
Ces croyances nous construisent, mais à quel prix ? Elles nous déconnectent de notre expérience intérieure, rendant l’écoute de nos besoins et de nos limites difficile, voire impossible.
Se libérer de ces introjects nécessite un travail de questionnement :
· D’où vient cette croyance ?
· Ai-je choisi d’y croire ?
· Cette croyance est-elle encore valable aujourd’hui ?
En thérapie, ce processus de questionnement permet de dénouer progressivement les blocages créés par ces croyances et de retrouver un ressenti plus authentique.
Ne pas ressentir : un moyen de protection ou d’évitement
Le mental est souvent une armure : en focalisant notre attention sur nos pensées, nous échappons aux sensations et aux émotions inconfortables, voire douloureuses. Ainsi, penser devient un moyen de protection. Au lieu de faire face à la tristesse, la colère ou la peur, nous entrons dans une spirale de pensées qui nous permet de rester à distance de notre vécu corporel. Ce mécanisme est courant dans notre société, où penser est non seulement valorisé mais souvent mis en avant comme preuve de maîtrise de soi. Cette protection peut aussi se traduire par une suractivité (sport, travail etc.).
Ressentir implique donc de regarder en face des émotions ou des sensations corporelles que nous préférons ignorer. En réprimant ces émotions en les intellectualisant/rationalisant ou en les évitant par une suractivité, nous échappons à l’inconfort temporaire qu’elles provoquent.
Dans les cas extrêmes, comme les traumatismes, le cerveau réagit parfois par la dissociation qui, face à des violences ou des abus répétés, protège l’individu en le déconnectant de ses ressentis émotionnels et corporels. Cette protection salvatrice et nécessaire devra être travaillée dans des thérapies spécifiques, dites intégratives.
Ne pas ressentir, c’est donc se protéger, parfois même du pire. Mais cette protection, bien qu’utile, nous coupe aussi de nous-mêmes, de nos besoins et, à terme, de notre capacité à discerner ce qui est bon pour nous.
Quel en est le prix ? Burn-out et addictions
Nous assistons aujourd’hui à une explosion des burn-out. Selon Santé Publique France, le burn-out est « un état d’épuisement physique, émotionnel et mental résultant d’une exposition à des situations de travail émotionnellement exigeantes ».
Sous une pression constante, beaucoup ignorent les signaux, pourtant clairs, que leur corps leur envoie. Les croyances comme « il faut avancer coûte que coûte » alimentent cet aveuglement, poussant à l’épuisement.
Quand les émotions deviennent trop intenses, certaines personnes adoptent des stratégies d’ «anesthésie» pour éviter la souffrance. Les addictions — à l’alcool, la drogue, au travail, au sport etc. — en sont des exemples typiques. Elles permettent de fuir temporairement une douleur psychique ou un vide existentiel, mais elles masquent les symptômes sans en traiter la cause.
L’approche psychocorporelle
La Gestalt-thérapie met l’accent sur les ressentis, ceux du patient mais aussi ceux du thérapeute. En effet le thérapeute partage ses propres ressentis pour aider la personne à aller à la rencontre de ses émotions et de ce qu’elle ressent. Il ne s’agit pas de plonger brusquement dans le cœur des émotions, mais plutôt d’un travail délicat et progressif. Le thérapeute, en nommant ce qu’il ressent au contact de son patient, l’accompagne vers une prise de conscience de ses propres ressentis, tel un guide de haute montagne qui aide à avancer en sécurité, pas à pas.
Le bénéfice de cette approche est de favoriser une meilleure connaissance de soi, de ses besoins, et de renforcer la capacité à poser des limites. Contenir la colère ou la tristesse, c’est créer un terreau de souffrance qui finit par nuire au bien-être. Ressentir, nommer, et travailler ses émotions permettent une reconnexion progressive à soi dans sa globalité. Ce processus offre aussi la possibilité d’écouter l’intuition et d’être réceptif aux signaux que le corps nous envoie.
Dans ce cadre, nous invitons également le patient à ralentir lorsque le flot de pensées devient envahissant. Ce ralentissement, en apaisant l’intensité mentale, ouvre un accès au corps et aux sensations qui sont parfois laissées de côté.
Conclusion
« Je ressens donc je suis ». Exister uniquement à travers la pensée ou la suractivité est souvent une façon d’échapper ou d’éviter l’inconfort des émotions. Pourtant, tant que la colère, la peur ou la tristesse restent contenues, anesthésiées ou masquées, elles persistent et continuent d’alimenter la souffrance psychique.
S’engager dans une thérapie à approche psychocorporelle, ralentir, se poser, ou méditer, sont autant de premiers pas vers un chemin de rencontre avec soi-même. C’est un chemin où le corps et l’esprit se rejoignent, ouvrant la voie à une existence plus pleine, plus ancrée, dans le ressenti et dans l’instant présent.
Enfin, en Gestalt-thérapie, nous adoptons une vision globale et unifiée de l’être humain, où le corps et l’esprit ne font qu’un. Nous aimons dire : « Je suis mon corps. » Dans une culture qui tend à cloisonner et à séparer les dimensions de notre existence, cette approche peut sembler déconcertante. Mais reconnaître que nous sommes un tout interconnecté permet de mieux saisir comment pensées, émotions et sensations corporelles s’entrelacent, influencent notre être, et façonnent profondément notre manière d’exister au monde.